En 2024, l’artiste MODE 2, partenaire de longue date du BATTLE PRO, a réalisé le logo de la nouvelle édition. On a eu l’occasion de passer un moment avec lui, une discussion pendant laquelle il est revenu sur l’élaboration du logo et des personnages qu’il a dessinés pour les visuels de l’événement.
Entre détails techniques, choix des couleurs et perception des mouvements, il évoque la danse et l’art, mais aussi la culture, ceux qui la font, ceux qui se l’approprient, et ceux qui restent intègres. Il est habité et révolté, il réfléchit avec des images pour mieux trouver les mots et transmettre un message optimiste où création rime avec émancipation.
« Quand Zoubir* m’a demandé de faire le logo du Battle Pro, je lui ai proposé d’aller à l’essentiel, et je lui ai demandé si je pouvais le déformer un peu pour plus de dynamisme.
La plupart d’entre nous avons des scanners A4, donc on dessinera sur des feuilles de cette taille. On détermine une palette limitée de couleurs pour éviter que ce soit trop bigarré et saturé. Ensuite, est-ce qu’on ne mettrait pas des formes derrière le logo ? Il y avait deux versions, là un peu plus douce, et c’est l’autre qui a été adoptée par la suite. »
« J’ai choisi de travailler sur une feuille noire. Tu peux les acheter en magasins beaux arts, elles sont un peu poreuses donc au POSCA, qui est bien sur des surfaces lisses, il faut passer deux fois. Je commence toujours avec une esquisse au crayon noir qui ne se verra pas au scanne.
La difficulté c’est : comment communiquer sur une feuille les mouvements qui vont être circulaires, les rotations de bras et de jambes ? Comment les interpréter et les transmettre ?
Je regarde les danseurs depuis longtemps, mais je ne peux pas dessiner des phases pertinentes car je ne pratique pas le break. C’est une forme de danse qui est tout le temps en évolution, tout en gardant un pied ferme dans les fondements et les bases. Donc son langage s’élargit, s’enrichit.
L’Académie française pourrait en prendre note, car elle a ce genre de problèmes : si on amène des nouveaux mots, on va en perdre des vieux. Ça rend cette institution vieillotte et ça crée une réaction de rejet chez beaucoup de jeunes que l’on n’intéresse pas à la langue française et sa richesse. Tout ça parce que ce sont des vieux conservateurs qui décident. »
« Le break enrichit le langage visuel et gestuel tout le temps, et c’est une des difficultés du système de notation et des « juges » dans notre culture. Donc pour mon dessin, je dois visualiser un paquet de danseurs de partout, et comprendre les phases pour que les pratiquants puissent s’y reconnaître. Il faut comprendre la personne en mouvement.
Je dois donc trouver des mouvements qui donnent une silhouette dynamique. Si tu regardes des images fixes, tu ne sais pas ce qui s’est passé avant et après, donc il faut regarder des séquences pour identifier le moment optimal. »
« Par exemple, sur un dessin que je venais de terminer, le danseur STORM m’a dit : « Là où est sa main, ça n’est pas le moment optimal. », et en regardant attentivement il a ajouté : « C’est HONG 10, non ?! » C’est-à-dire qu’il arrive à identifier par le mouvement qui est le modèle. C’est pour te dire l’œil qu’il a !
On entend quelqu’un parler et on le reconnaît à sa voix, STORM voit une silhouette de danseur et il peut dire : « c’est untel. » On est à un niveau de lecture duquel le public, le comité olympique ou la WDSF sont à des années lumières de pouvoir comprendre.
C’est pareil pour le graffiti et tous ces gens qui ont sauté sur le street art, Artcurial et les salles de ventes aux enchères : depuis quand des gens de l’extérieur peuvent s’octroyer le droit de dire ce qui est bien ou non ? Nous sommes une culture de la pratique, pas une culture de spectateur ou de théoricien. Quand tu n’as pas pratiqué, on s’en fout de ce que tu racontes si tu ne peux pas le faire. »
« J’ai proposé à Zoubir de dessiner plusieurs phases, comme ça on ne grille pas nos cartouches avec tous les visuels d’un coup. Ça, ce sont les premiers dessins, ensuite ces deux-là, quand on descend au sol. J’utilise le marron, le orange, le rose saumon, le gris et blanc, et après je recoupe avec du noir pour bien définir la silhouette. Et quand je scanne, j’enlève le noir et le graphiste a un danseur flottant, et il pourra mettre le contour. D’ailleurs le graphiste, Kévin, je l’ai enfin rencontré hier soir, j’ai mis un visage sur une adresse mail, ce qui change tout. »
« Pour les derniers dessins, je me suis rendu compte que c’étaient les phases les plus dynamiques, donc il faut aussi ajuster la pliure des fringues, ça aide à accentuer le mouvement, comme dans les dessins animé ou les bandes dessinées.
Il y en avait un où une main était trop grande, donc je l’ai refaite en plus petite à côté. Je ne pouvais pas juste la rétrécir sur Photoshop parce que les traits du POSCA auraient aussi été rétrécis. Donc je l’ai redessinée et ensuite il y a aura un peu de chirurgie pour la remettre sur le personnage après l’avoir scannée. »
« Et comment on va à l’essentiel avec cette palette limitée ? C’est aussi une contrainte que l’on retrouve dans le graffiti avec les chrome et noir* où il n’y a pas de couleurs pour épater. En chrome et noir, on ne peut rien cacher, et on voit si quelqu’un a bossé derrière. Et ce qui est intéressant avec les lettres, c’est que ceux qui peuvent être très bons en dessin figuratif ne seront pas avantagés.
Tout le monde connaît ABCD, chacun a sa manière de parler, sa manière d’accentuer les mots, et nous sommes en concurrence au niveau planétaire à travers ça. Mais il y a ceux qui ont du swing avec l’écriture. »
« J’évite de regarder ce qu’il y a sur les réseaux sociaux parce que ça s’imprègne dans le subconscient, et quand on va développer son travail, on va reproduire ce que l’on a déjà vu. Je pense que c’est ce qui se passe depuis une décennie ou deux. On voit aussi les styles changer à cause des jeux vidéos, des ordinateurs, la télévision…
Pour moi, le dénominateur commun c’est : « Est-ce que c’est faisable dans la pénombre en illégal ou non ? » Et c’est ce qui fera la différence entre ceux qui savent peindre et ceux qui ne savent pas peindre.
Quand un danseur entre dans le cercle, ça devient un lieu fermé. On est au milieu et on ne peut plus rien cacher à qui que ce soit. On ne peut pas tricher. Et quand il y a des défis, ça peut être comme le tennis ou la boxe, la personne d’en face essaie d’emmener l’autre sur son propre terrain, ce qui sera un handicap, donc à un moment c’est go for broke. Il faudra tenter de faire ce truc qu’on n’a jamais réussi pour gagner. C’est ça qui pousse cette compétitivité, c’est ça qui permet d’évoluer et d’ajouter du vocabulaire à son style. »
« Je regarde la culture de cette manière : ça n’est pas aux collectionneurs, galeristes et maisons de ventes aux enchères de décider qui est bon ou non. Je n’ai jamais vu de collectionneur danser sur une piste de danse qui ait une notion de la rythmique et de la dynamique entre gestuel, visuel et écriture. Ces gens-là ne sont pas qualifiés mais s’octroient ce droit sur nous.
De la même manière que le comité olympique et le WDSF l’ont fait par rapport à la danse. Et notre seul passage de la culture aux JO, les gens ne se rappellent que d’une personne en particulier, le reste a été un peu éclipsé. Alors que c’est une culture qui évolue depuis des décennies et nous n’avons pas attendu les JO pour avoir des compétitions sur toute la planète !
Et c’est rassurant qu’un endroit comme le théâtre du Châtelet fasse confiance à un vadrouilleur comme Zoubir. Ça fait des années que je bosse avec lui, et nous voyons les gens qui mettent la culture avant leurs ambitions personnelles. Il y a un effort collectif à encourager et alimenter, parce que tout changement positif dans ce monde ne viendra que par une diversité d’approches, d’idées, d’astuces et d’innovations. »