Aurélia Durand est une illustratrice française au style simple et épuré. De grands aplats de couleurs tranchées, des personnages vibrionnants et dansants, mélangés et différents. Ils font partie de son travail et de sa démarche artistique. Vouloir changer un petit peu ce monde. Faire avancer les mentalités en proposant des images fortes associées à des idées modernes, affirmer son métissage et l’infiltrer dans des médias trop souvent mono-tons.
Au-delà de la création elle donne aussi de sa personne en faisant des conférences, et on la retrouve en interview pour des podcasts dédiés à la création régulièrement. Entre un livre à illustrer et un terrain de basket à peindre, elle nous a reçus dans son atelier pour la filmer en train d’utiliser le nouveau MOP’R, puis nous avons discuté de son travail et de ce qui l’anime.
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« J’ai fait des études d’art pendant six ans, j’ai étudié le dessin, la perspective, les objets… j’ai fait de la peinture, de la photographie et j’ai voyagé. J’étais en Erasmus à Copenhague au Danemark. Le design y est très répandu, surtout le design d’intérieur, les hivers sont longs et on passe beaucoup de temps chez soi. C’est simple et minimaliste, et les couleurs sont épurées. C’est là que ma créativité et mes influences ont commencé à changer.
Je suis restée vivre là-bas après mon diplôme, c’était dur car très différent de la vie d’étudiante. Je cherchais un travail, et je n’ai pas trouvé. J’ai fait plusieurs projets et rien n’a marché, mais j’ai beaucoup appris sur comment se lancer soi-même, par exemple. Après avoir eu plusieurs déceptions, je me suis recentrée sur moi et sur le dessin (…)
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Depuis le début de mes études d’art j’ai un questionnement sur mon identité en tant que personne métisse, d’un père blanc et d’une mère noire, de deux pays. Un que je connais la France et l’autre que je ne connais pas, que j’avais envie de redécouvrir avec le dessin. Et en vivant au Danemark j’ai eu une crise identitaire, parce que j’étais loin, il faisait gris et sombre et il y a aussi le fait que ce ne soit pas une société très multiculturelle comparée à la France. Du coup je me sentais seule, et je pensais “bientôt trente ans et pas de travail, pas de stabilité…” ; c’est là que j’ai décidé de m’investir dans le dessin, et ça a été une thérapie (…)
Le Danemark est un petit pays avec une langue qui ne se parle pas ailleurs, donc tout le monde parle anglais. J’ai appris le danois mais on ne peut pas vraiment parler avec les gens car quand tu galères ils te parlent en anglais. Ce qui fait que je n’ai pas pu progresser. Par contre je suis devenue bilingue en anglais ! Même si on apprend le danois, on se sent toujours étranger car on garde toujours un accent. Et cet accent est assez discriminant. Je l’ai vu car le Prince Henri qui était français et marié à la reine était ridiculisé parce qu’il ne parlait pas parfaitement. Ça m’a poussée à me dire que ça n’était pas la vie que je voulais vivre, pas un pays dans lequel je pouvais rester. »
« Quand je me suis mise totalement au dessin j’ai fait des personnages noirs avec des slogans assez forts : “je suis fière de mes cheveux”, “je suis fière d’où je viens”, “on est ensemble unis”. Une envie de représenter les choses que je n’avais jamais vues pendant mes études, et de toute ma vie. Et aussi de représenter une artiste différente, car quand j’ouvrais un livre d’art je ne voyais que des hommes blancs, très peu de diversité, de femmes… Je me suis dite que ça n’était pas possible de vivre dans un monde où la création est principalement liée à des hommes Blancs (…)
Pour créer des contrastes dans mes dessins j’ai choisi d’utiliser des couleurs opposées, et je joue avec les couleurs primaires et avec leurs tonalités. Il n’y a pas vraiment de règles, c’est au feeling. J’utilise pas mal de violet, de orange, de bleu, et je mets des touches de jaune pour ajouter du peps (…)
En publiant mes illustrations sur Instagram j’ai découvert une communauté qui avait les mêmes ressentis que moi, un peu partout dans le monde, avec une histoire proche et qui ne savait pas comment le représenter. J’ai réussi à dessiner et formuler en partie ce qu’ils pensaient, et à connecter avec ses gens-là (…)
Principalement grâce à la communauté afro-américaine j’ai réussi à avoir plein de jobs et c’est là que ma carrière a explosé. En moins de deux ans j’ai travaillé avec des grosses marques, voyagé, fait des expos, des conférences, des interviews… Au fur et à mesure comme je prenais du plaisir et que j’avais plus confiance en moi j’ai commencé à me connecter avec ce côté que je ne connaissais pas, que j’ai appris à connaître et aussi à redéfinir car je ne viens pas d’Afrique, ça n’est pas mon histoire. Il y a beaucoup de gens comme moi qui sont métissés ou de couleurs et qui ne viennent pas de là où leurs parents viennent. Ils ont une nouvelle histoire. Ça m’a permise de me reconstruire, et je me suis épanouie (…)
Mon travail est engagé. C’était impossible pour moi de faire des dessins sans être engagée. Pour communiquer, pour créer quelque chose de positif, peut-être pour changer un petit peu le monde de quelques personnes. C’est ça le plus dans mon travail, c’est d’avoir un propos (…) »
« Pour dessiner j’utilise beaucoup une palette graphique Wacom. Mais il y a un moment où l’on doit se reconnecter avec sa main, dessiner avec des feutres, des POSCA. Avec le digital on fait vite les choses, on produit vite, mais c’est usant, pour les yeux, on est assis dans de mauvaises positions…
Utiliser un stylo ça fait bouger le corps, ça fait travailler les neurones, c’est plus lent mais plus réfléchi. On se pose des questions, il y a aussi des erreurs mais ça n’est pas grave on fait avec… »
« This Book Is Anti-Racist, j’ai eu la chance d’illustrer ce livre qui a été traduit en coréen en japonais, en suédois, en allemand, des pays où ils sont sensibles aux questions sur le racisme. Certains ont un passé assez lourd, et ils sont conscients qu’il faut faire un travail, évoquer ces sujets importants, faire avancer les mentalités.
Ce livre n’est pas traduit en Français alors qu’il a été vendu à 300 000 exemplaires ! Des gens étaient intéressés puis ils se sont rétractés, on m’a dit que ça n’était pas adapté pour les jeunes. En France il y a des livres et des essais sur l’antiracisme, mais pour les plus jeunes ça n’existe pas.
Actuellement je suis très contente car j’illustre un livre qui est exactement le projet que je voulais. Il est écrit par Léo Kloeckner un prof d’histoire et Binkady-Emmanuel Hié qui est consultant pour la diversité et inclusion dans les entreprises et qui est métissé. Ça s’appelle Visibles! et il sortira en octobre.
Le sujet ce sont les personnes Noires qui ont participé à l’Histoire de France, qui ont souvent été oubliées, car dans les livres d’histoire on ne montre pas, on ne parle pas de l’esclavage par exemple. Ici en France, il y a un problème à mettre des mots sur tous ces sujets, alors que les Américains y arrivent très bien. Bon, il y a quand même des problèmes aux États-Unis, mais au moins ils arrivent à mettre des mots (…)
Je me dis qu’il y a sûrement des choses intéressantes dans ce que je fais, qui vont peut-être éveiller les curiosités de plein de jeunes et que ça aura un impact dans le futur, et je trouve ça génial. Et peut-être que dans dix ans il y aura plein d’artistes comme moi, parce que je me suis montrée, parce que j’ai fait ces livres, parce que j’ai parlé… Et peut-être que ça a un impact mais on ne le voit pas encore aujourd’hui, et je trouve ça cool ! »